L’essor des échanges entre particuliers commence à inquiéter l’administration fiscale. Si les revenus de l’économie collaborative sont bel et bien imposables, rares sont les contribuables qui les déclarent. Et les transactions échappent largement à la TVA.
Dans une France en crise, l’économie collaborative a prospéré à grande vitesse. Vous louez à votre voisin sa voiture, sa tondeuse, ou bien un espace de stockage dans son garage. Vous financez l’entreprise d’un ami par une plate-forme de prêts entre particuliers. En voyage, vous ne logez plus à l’hôtel mais dans un appartement loué sur Airbnb. Les travailleurs précaires y trouvent le moyen d’arrondir leurs fins de mois, les consommateurs défiants, un mode de consommation plus conforme à leurs valeurs. Encore pionniers il y a quelques années, ces usages progressent à une telle vitesse qu’ils inquiètent non seulement les secteurs menacés d’« ubérisation » mais aussi l’administration fiscale. Si les revenus de l’économie collaborative sont bel et bien imposables, rares sont les contribuables qui les déclarent, souvent par méconnaissance des règles. Et les transactions échappent largement à la TVA. « L’administration fiscale apparaît bien démunie face à cette croissance des échanges entre particuliers », résumait un rapport du Sénat en septembre. Quel est le manque à gagner pour les finances publiques ? Difficile à estimer, mais certains chiffres parlent d’eux-mêmes : le site Airbnb compte 150.000 annonces en France, l’application de covoiturage BlaBlaCar affiche 8 millions de membres et 5 millions de visiteurs se rendent chaque jour sur Leboncoin.
Compte tenu des enjeux, le sujet s’est naturellement invité dans le débat sur la loi de finances à l’automne. En deuxième lecture, le gouvernement s’est appuyé sur une disposition votée au Sénat pour imposer aux plates-formes l’obligation d’informer les utilisateurs sur les conditions de fiscalisation et le montant annuel de leurs revenus à déclarer. Sur ce sujet, les hauts fonctionnaires de Bercy marchent sur des œufs. Pas question de freiner un secteur en pleine expansion, et qui peut apporter des revenus d’appoint à des travailleurs précaires. D’autant qu’un cadre trop contraignant risquerait de faire fuir les utilisateurs vers des plates-formes qui ne jouent pas le jeu. Pour éviter cela, le Sénat avait justement introduit un seuil d’exonération de 5.000 euros en dessous duquel les revenus ne seraient pas imposables. Bercy n’a pas retenu cet abattement, considérant qu’il posait des problèmes constitutionnels. Cela risquait, en effet, de créer une rupture d’égalité devant l’impôt : par exemple, entre un propriétaire qui loue son logement à l’année, et celui qui passe par Airbnb.
Nouvelles dispositions
Pour autant, ces mesures prises dans l’urgence s’apparentent plus à une rustine qu’à une digue face à une vague de fond qui submerge la société. D’ailleurs, de nouvelles dispositions sont attendues dans la prochaine loi El Khomri, alimentées par le rapport du député Pascal Terrasse. Car l’économie collaborative pose un véritable casse-tête à notre système fiscal. La première difficulté porte sur l’assiette d’imposition. Quels revenus taxer ? La réponse n’a rien d’évident vu la diversité des acteurs du secteur. Logement, covoiturage, « crowdfunding »… Chacun répond à des logiques différentes. Pour le financement participatif, le sujet est relativement simple : les intérêts perçus sont imposés comme tout produit d’épargne. Les prêteurs reçoivent chaque année un imprimé fiscal unique (IFU), également transmis à l’administration fiscale. L’équation se complique lorsque l’on aborde la location d’objets entre particuliers. Faut-il imposer le revenu brut du loueur ou le bénéfice ? Dans le second cas, le covoiturage est d’emblée exclu, puisqu’il n’est pas censé générer de profit, sans quoi une licence est nécessaire. Si l’on retient la taxation du bénéfice, il faut encore pouvoir le calculer. C’est possible pour une location de voiture puisqu’il existe un barème fiscal des indemnités kilométriques. C’est bien plus difficile pour tous les autres objets du quotidien : jusqu’à preuve du contraire, il n’y a pas (encore) de barème fiscal de la perceuse ou du lit bébé… Dès lors, faut-il que chaque contribuable calcule un amortissement de son bien ? On est loin de l’esprit de simplicité et de convivialité de ces plates-formes collaboratives…
Une fois l’assiette d’imposition définie, il faut encore clarifier le taux. En théorie, les revenus des utilisateurs doivent être déclarés au nom des bénéfices industriels et commerciaux (BIC). A ce titre, ils sont soumis à l’impôt sur le revenu. Mais remplir cette déclaration nécessite d’avoir un numéro de Siret, en clair, d’être propriétaire d’une entreprise. Ce n’est pas toujours le cas des utilisateurs… En somme, on veut les pousser à déclarer leurs revenus mais la déclaration d’impôt ne comporte pas de case à cet effet !
Frontières floues
Le problème devient encore plus complexe si l’on aborde la question de la TVA. Inventé dans les années 1950 en pleine émergence de la société de consommation, cet impôt prévoit de faire porter la fiscalité sur le consommateur final. On n’avait pas prévu, à l’époque, que des consommateurs feraient affaire entre eux… Pour ne rien arranger, la TVA est encadrée par une directive européenne, ce qui fait que toute modification doit se faire en accord avec nos partenaires européens. D’après cette directive, les particuliers ne peuvent pas facturer de la TVA. Mais alors, les professionnels « ubérisés » peuvent crier à la concurrence déloyale. Tout ceci montre à quel point la frontière de l’activité commerciale est devenue floue. A partir de combien de voitures ou d’appartements en location est-on considéré comme un professionnel ? De nombreux utilisateurs se situent dans une zone grise… Car cette France du « boncoin », c’est aussi celle qui, écrasée par les charges, cherche à contourner le système. Sans doute plus pour longtemps…